mardi 2 septembre 2014

IL Y A 100 ANS DISPARAISSAIT MARTHA, LA DERNIÈRE TOURTE.





Nous reproduisons aujourd’hui un texte de Gaétan Duquette[1] sur la tourte.  Une suite – sur la tourte au Québec - paraîtra la semaine prochaine.
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À l'automne 1813, le naturaliste J.J. Audubon décrit en ces termes l'immense volée de Tourtes voyageuses qu'il a rencontrée près de Louisville, au Kentucky:

« La lumière du jour en plein midi s'en trouvait obscurcie comme par une éclipse; la fiente tombait comme de la neige fondante, et le bourdonnement continu des ailes m'étourdissait. »

Plus loin, un calcul l'amène à conclure que plus d'un milliard d'oiseaux sont passés devant lui en trois heures.

Un siècle plus tard, le 1er septembre 1914 à 13 heures, Martha, la dernière de son espèce, est trouvée morte sur le sol de sa cage au jardin zoologique de Cincinnati, à 150 km à peine de Louisville.

Que s’est-il passé?

Entre 1800 et 1900, la population humaine des États-Unis s'est multipliée par 15, passant de 5 millions à 76 millions d'habitants.

Les immenses forêts de chênes, de frênes et d'érables, qui abritaient entre 3 et 5 milliards de tourtes, sont alors utilisées pour leur bois et en partie remplacées par des pâturages et des terres cultivables.

À partir des années 1850 débute l'industrialisation; les villes se multiplient et grandissent rapidement tandis que l'immigration s'accélère et se diversifie. Pour nourrir tous ces gens, il faut beaucoup de viande.

Pendant des siècles, les tourtes ont donc servi de nourriture aux Amérindiens et, plus tard, aux premiers colons.

Cependant, le développement du télégraphe et du chemin de fer (de 37 km en 1830 à 48 000 km en 1860) va permettre l'avènement d'une chasse commerciale pouvant répondre à la forte demande en adultes et en poussins.


On estime que ce marché, au plus fort de la chasse, était alimenté par au moins mille chasseurs et piégeurs professionnels.


En mai 1871, pas moins 50 000 oiseaux ont été vendus en une journée sur le marché de Boston, et en 1874, dans une seule colonie du Michigan, 700 000 tourtes furent abattues en un mois.

Vers 1882, en Ohio, une douzaine de tourtes vivantes coûtait 5 ¢, alors qu'un couple de cardinaux se vendait 2 $.

Les méthodes de chasse

Plusieurs méthodes de chasse étaient utilisées, la plus populaire étant le tir au fusil.

D'un seul coup, on abattait facilement six oiseaux et deux coups dans un dortoir pouvaient tuer jusqu'à 60 oiseaux.

Des concours de tir aux pigeons furent organisés, dont un où il fallait abattre au moins 30 000 oiseaux avant de pouvoir réclamer un prix.

Il y avait aussi la technique des grands filets où des tourtes aux paupières cousues servaient de leurres.  L’un de ces pièges permettait de capturer jusqu'à 3500 oiseaux en même temps.

Une autre méthode, plus artisanale, consistait à utiliser de longues perches pour faire tomber au sol les oiseaux perchés dans les dortoirs ou  volant bas, pour ensuite leur écraser la tête.

Moins souvent, on faisait brûler des herbes et du soufre dans les dortoirs pour faire suffoquer les volatiles. Les surplus étaient jetés aux porcs ou servaient d'engrais.

Informés par le télégraphe, les chasseurs professionnels traquaient les oiseaux d'une ville à l'autre, d'un État à un autre.

Les tourtes étaient tuées quand elles s'alimentaient, dormaient, nichaient et se déplaçaient. On peut parler de véritables carnages.

À l'été 1878, la dernière volée s'établit pour nicher près de Petoskey, au Michigan. Elle couvrait environ 400 km2. On estime à 1,5 million le nombre d'oiseaux abattus cet été-là.

Les autres causes de l’extinction
Parallèlement à la chasse, la déforestation continuait, réduisant la nourriture principale des tourtes (glands, faînes, châtaignes et fruits) et rendant sa quête de plus en plus difficile (ces arbres ont une production localement très abondante, mais pas à chaque année).

En 1872, les forêts anciennes de l'est des États-Unis ne couvraient plus que la moitié de la surface qu'elles occupaient à l'arrivée des premiers colons. Pendant les trente années où la chasse a été intensive, le dérangement des colonies a amené l'abandon des nids et réduit le nombre de sites de nidification utilisables.

La production étant habituellement d'un seul oeuf par couvée et d'une seule couvée par année, la population a fortement chuté. En dessous d'un nombre minimum critique, une espèce aussi grégaire était condamnée à disparaître.

Résurrection possible?
L'idée de ramener à la vie des espèces disparues n'est pas nouvelle (on n'a qu'à penser au film Le Parc Jurassique). Un groupe de scientifiques s'y intéresse aujourd'hui très sérieusement; le projet Revive & Restore (http://longnow.org/revive/) s'est donné pour mission ressusciter certaines espèces disparues et de les réintroduire dans leur habitat d'origine. Un néologisme est né : dé-extinction.

Le groupe a choisi la Tourte voyageuse comme candidat idéal, et la technique pour recréer cet oiseau emblématique serait théoriquement faisable.

Les tourtes ainsi obtenues, d'abord élevées dans des zoos, pourraient ensuite être placées dans des bois recouverts de filets, avant d'être réintroduites finalement dans leur habitat d'origine.

On espère que les oiseaux seront génétiquement identiques et qu'ils pourront reprendre leur ancien rôle écologique dans les forêts décidues de l'est des États-Unis. Cette seconde étape paraît beaucoup plus ambitieuse...

En effet, lorsque la chasse commerciale a cessé d'être rentable, vers 1880, quelques dizaines de milliers d'oiseaux devaient sûrement encore exister, dispersés dans des habitats adéquats. Et pourtant, l'espèce s'est éteinte malgré tout.

Ceci illustre bien un principe essentiel en matière de protection et de conservation : il n'est pas toujours nécessaire de tuer le dernier couple pour qu'une espèce disparaisse.  


[1] Il y a cent ans disparaissait Martha, la dernière tourte voyageuse, Québec  Oiseaux , 100 e numéro -  volume 25, numéro 3, printemps 2014, 25e anniversaire, pages 22-27


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